Cowes-Cherbourg en course sur un proto Mills 37
A l’Est, ou à l’Ouest ? Sous le vent, ou au vent de la route directe ? Pour Cowes-Cherbourg, dernière course de la saison du RORC (le très Britannique Royal Ocean Racing Club), je retrouvais mes clients russes de la Morgan Cup, à bord de leur proto Mills 37 Thunder II. En marée de vives-eaux, et avec des vents modérés à faible, la stratégie allait clairement donner la priorité à l’influence des courants de marée. Partant de Cowes avec le flot (vers l’Est), avant de subir une marée entière de jusant (vers l’Ouest), sachant que le courant est plus fort sur les côtes françaises qu’au nord du Channel, et que d’autre part le vent d’Ouest allait mollir en cours de nuit, le logiciel de routage suggérait de se laisser tomber sous le vent de la route, sous code zéro ou spi asymétrique tant que la brise tenait, pour finir en se laissant porter au vent par le courant, sur une trajectoire plutôt loffée de façon à améliorer le vent apparent.
Mais voilà : comme le dit si bien Jean Yves Bernot, grand Manitou s’il en est de la stratégie en course, un tableau de routage « n’est pas un horaire de chemin de fer à suivre à la lettre », juste une aide à la décision. A y regarder de plus près, le logiciel planifiait une arrivée en rade de Cherbourg pile au moment de la renverse de marée, conjuguée avec une rotation du vent au Sud-Ouest. Pas besoin d’être grand clerc pour comprendre que si vous atterrissions en retard sur ce beau planning tout serait à revoir. Il était possible d’imaginer plusieurs raisons à ce possible décalage : des polaires (diagramme des vitesses du bateau pour chaque angle et force de vent) optimistes (*), des performances en léger retrait sur les capacités du bateau et de l’équipage, un vent un peu moins soutenu que prévu, ou un décalage dans la prévision météo.
Avec un logiciel ultra-pointu comme Adrena, le navigateur peut jouer sur une multitude de variables : pourcentage d’efficacité de la polaire, pourcentage de la force du vent réel par rapport à la prévision, modification dans la prévision météo en termes de timing comme de direction précise du vent, etc. L’application pour iPad Weather4D 2.0 est par nature plus limitée dans ses fonctionnalités. Pour simuler un scénario pessimiste et tester la solidité du routage initial, j’ai simplement retardé de deux heures le départ de la course. Aussitôt s’est dessinée une stratégie pratiquement opposée, consistant à rester haut sur le parcours pour finir en se laissant porter sur Cherbourg par un début de courant soutenu portant à l’Est, et en encaissant un refus marqué du vent.
Des deux trajectoires, laquelle choisir ? D’emblée, le plan B semblait plus séduisant, car on comprenait bien que le plan A, tout rutilant qu’il paraisse, pouvait virer à la catastrophe : gros gains potentiels, mais prise de risque maximale, voire déraisonnable. La suite des évènements allait, malgré nous, renforcer nos convictions dans l’option Ouest.
Au départ devant Cowes, nous choisissons la priorité à la force du courant portant, plutôt qu’au meilleur angle de descente sous spi. Pratiquement seuls à passer au Nord du banc Rydde Middle, nous avons la satisfaction de sortir du Solent (**) en tête de notre classe. Las, à No Man’s Land Fort c’est l’embouteillage avec les plus petits bateaux partis dix minutes devant nous, il s’ensuit un affalage de spi plus précoce que prévu, un peu de précipitation …. et le spi asymétrique chalute. Au bilan, de longues minutes à le récupérer, et une avarie sur le bout-dehors télescopique. a/ Les leaders se sont échappés et nous ne les reverrons plus. b/ Nos spis resteront en soute, nous ne pourrons plus les utiliser. Cette fois il n’y plus à barguigner, nous resterons d’autant plus haut sur la route que c’est notre seul choix pour garder de la vitesse sous génois et que, pour le coup, nous sommes sûrs de naviguer en dessous des performances annoncés par les polaires.
Après avoir pris un choix, il faut savoir s’y tenir, ce qui n’est pas simple lorsque l’équipage pose régulièrement des questions sur la trajectoire suivie et le fait qu’irrémédiablement notre route nous amène vers le cap de la Hague plutôt que sur Cherbourg. Tandis que le vent mollit régulièrement, un bricolage de la dernière chance nous autorise à établir le code zéro sur le bout-dehors. Nous souffrons en silence, car nous savons pertinemment que sous spi cela irait plus vite. Puis bingo, aux dernières heures de la nuit le vent s’effondre et refuse, nous terminons au près dans les tous petits airs, les feux verts de toute une flotte défilant sous le vent dans le bon sens : nous grignotons puis avalons tous ceux qui s’étaient laissés glisser dans l’Est.
A l’arrivée devant le Fort Central de Cherbourg nous déplorons plus de deux heures de retard sur le vainqueur, le J133 français Pintia, mais nous finissons à une minute sur les talons du troisième, le X41 British Soldier, qui reste une référence puisqu’il termine deuxième en IRC2 du championnat annuel du RORC. Pour ma part, avec cette place de 4ème difficilement acquise et la place de deuxième à la Morgan Cup, le contrat est rempli. Dans la foulée, nous ouvrons avec le propriétaire de Thunder II les réflexions sur les améliorations à apporter au bateau cet hiver, et sur le programme d’entraînement et de course de la saison 2019.
(*) Les seules bonnes polaires qui vaillent sont celles que l’on construit soi-même, au fil des navigations avec son bateau. Faute de recul et des instruments adéquats à bord du Mills, je travaille avec l’outil de calcul iPolar, qui fournit une très bonne approximation… mais cela reste une approximation.
(**) Le bras de mer séparant l’ile de Wight de l’Angleterre. Les effets de courant et de vent y sont si marqués et complexes que c’en est un régal (ou un casse-tête) en régate pour les tacticiens.